En résumé : la technique reconfigure en permamence les sociétés humaines, à toutes les échelles. Il est temps que les ingénieurs, acteurs centraux du développement technologique, soient en mesure de porter en amont les enjeux sociétaux de leur activité.
Si l’Homme n’est pas nécessairement la seule espèce animale à utiliser des objets, elle est cependant la seule dont les modalités d’existence et de développement sont étroitement liées au développement des systèmes techniques.
La technique est partout : villes, habitats, routes ; matériaux, outils ; transports, énergie, communication ; champs, forêts gérées, jardins, potagers, élevages, pêches, alimentation ; eau ; hygiène, cosmétique ; vaccination, pharmaceutique, médecine, prothèses en tous genres ; mobilier pour travailler, ranger, se rencontrer, manger, dormir ; vêtements, protections ; air, lumière, parfums, matières ; outils pour penser, écrire, lire, produire ; supports de mémoire, de connaissances, de culture ; langues ; techniques du corps, techniques de soi.
Chaque être humain qui vient sur Terre est plongé dans un monde qui l’a précédé, qui évolue rapidement, et dans lequel il s’agit de s’inscrire en s’appropriant les moyens d’accès, de pensée et d’expression qui permettent, époque par époque, de faire société.
Ainsi, la technique constitue de manière double et un peu trouble, difficile à voir, à la fois un milieu pour les êtres humains (écosystème au sein duquel ils vivent) et une extension des individus, un complément prothétique qui, s’il n’est pas strictement du vivant, fait corps avec lui. Je me saisis d’une paire de ciseaux et je distingue dans le monde ce que je peux couper et ce qui est hors d’atteinte ; bien plus, je perçois directement la feuille que je découpe, j’oublie le métal et le plastique, je sens directement avec mes doigts, dans mes doigts et ma main, la feuille qui cède au cisaillement. Je prends un clavier, je tape ces mots, et ma pensée est tout entière et directement dans la phrase qui se construit à l’écran, ma pensée est cette matière. L’élaboration de ma pensée a lieu selon les modalités techniques qui me sont offertes. Vous lisez la présente phrase et votre pensée travaille à construire le sens global, tendue entre la phrase d’avant, que vous apercevez encore physiquement et retenez mentalement et le paragraphe d’après dont la présence visible rythme votre lecture. Vous pouvez d’un coup d’œil revenir aux titres, balayer les précédentes phrases, saisir et construire un sens global au croisement de votre mémoire du tout juste lu, de votre anticipation de ce qui devrait suivre et de l’objectif global de cette lecture. Que vous puissiez forger votre pensée à votre rythme de lecture, en naviguant au sein de ce document, en y prenant des repères physiques, cela conditionne votre lecture : elle serait fort différente si ce document était un fichier audio par exemple.
Les objets techniques forment des « systèmes techniques » : les domaines techniques s’entraident comme se limitent mutuellement, fonctionnent en réseaux, forment un tout, où même un expert ne peut repérer l’œuf et la poule, car il s’agit d’une dynamique. Au sein de ces systèmes, les objets phares d’une époque bénéficient des savoirs de pointe de différents domaines. Un smartphone exigeant, pour être performant, léger et autonome, nécessite métaux et plastiques ; mécanique, acoustique, électronique, informatique, télécommunication, énergie – batteries, réseaux et même les technologies spatiales. Les objets techniques « s’entraident », au sens où ils bénéficient mutuellement des développements des uns et des autres.
Ces systèmes techniques sont en interaction avec les systèmes sociaux : systèmes économiques, de production et d’échange ; systèmes d’usage, modes de vie, savoir vivre, organisation des relations ; systèmes éthiques, culturels, politiques, religieux ; systèmes juridiques, réglementations, etc.
Parce que tous ces systèmes interagissent et parce que la technique est, notamment dans les sociétés industrielles, structurellement en avance sur les autres, inventer la technique, c’est inventer l’humain. Ce rôle crucial appelle une grande responsabilité, et nécessite des acteurs à la hauteur de l’enjeu, à même de saisir son ampleur et d’orienter en conséquence le développement systémique : des technologues.