Le schéma : un outil pour penser

Lorsque nous produisons une pensée (dans notre tête, à voix haute, ou par écrit), nous utilisons parfois consciemment ou non des images, ou des morceaux d'images ou de représentations spatiales. Si nous commençons à les matérialiser, elles se mettent à nous poser des questions en retour. Il ne s'agit pas d'une démarche « d'illustration » d'une pensée qui serait déjà aboutie, mais bel et bien d'un autre mode de pensée, complémentaire, un processus que la langue anglaise (avec son efficacité pour synthétiser) désigne par la formule visual thinking.

Le processus à l'œuvre lorsque nous cherchons à produire une représentation visuelle est donc un mode de pensée à part entière, avec des particularités qui le distinguent de l'écriture d'un texte.

Que se passe-t-il concrètement quand nous fabriquons un schéma ?

Voici une liste des actions élémentaires essentielles qui s'imposent à nous lorsque nous pensons visuellement.

Actions élémentaires pour faire un schéma

Gains pour la pensée

Identifier les entités concernées en les représentant géométriquement, et ce faisant penser à des entités un peu absentes de notre réflexion au départ

Exhaustivité et vue synoptique sur les parties prenantes

Identifier les relations entre ces entités, et notamment les effets réciproques auxquels on ne pensait pas au début (non seulement A vers B, mais aussi B vers A), ou des relations moins visibles entre certaines entités (entre A et C), ou encore des relations souhaitables, à inventer

Exhaustivité et vue synoptique sur les relations entre les parties prenantes

La spatialisation, généralement 2D, c'est-à-dire la mise en espace des entités avec lesquelles nous pensons, nous invite à donner un sens à cet espace.

De même qu'écrire une liste de mots nous pose la question du critère selon lequel on les ordonne (et enrichit ainsi la pensée), la mise en espace nous propose de nouveaux critères, de nouvelles significations : sens donné au haut/bas global ou au dessus-dessous local, sens donné au gauche/droite global ou local

Enrichissement par de nouvelles significations mises à notre disposition à travers la spatialisation

Décider progressivement de la nature de ce qu'on représente : constatant synoptiquement la nature des entités et de leurs relations, donnant un sens à l'espace, nous sommes amenés à (re)discuter de la nature globale de ce que nous représentons : système technique, socio-technique, processus, service, organisation, système conceptuel, etc.

Ceci peut nous conduire à adapter la forme "macro" du schéma (forme de flèche, cycle, etc.)

Clarification de la nature de l'objet de notre pensée

Simplifier la réalité : limités par la page et le besoin de clarté, ne représenter que ce qui est utile, regrouper ce qui peut l'être

Simplicité

Démêler notre pensée, mieux cerner notre (nos) message(s) : limités par la page, par le besoin de clarté, revenir à l'essentiel et mieux identifier ce que nous cherchons à dire.

Ce qui peut nous conduire à décider de réaliser plusieurs schémas, chacun correspondant à un message élémentaire.

Cette action est également soutenue par l'exigence de donner un titre pertinent et efficace à notre (nos) schéma(s).

Clarté à travers l'identification du(des) message(s) élémentaire(s)

Contempler globalement ce que nous représentons, en saisir la cohérence et parfois les manques qui peuvent se révéler visuellement ("trou" dans le schéma, déséquilibre)

Pensée synoptique, vue globale

Schématiser, c'est modéliser

Produire un schéma, c'est produire un modèle graphique, un modèle à deux dimensions. Schématiser, c'est donc modéliser, avec ce que cela implique : un modèle est une représentation, une interprétation selon une intention du modélisateur, un point de vue. C'est une réduction (comme l'est la carte par rapport au territoire) qui permet de mieux voir l'objet visé.

Modéliser consiste à :

  • Délimiter l'objet étudié (voir le chapitre "De quoi voulez-vous parler ?")

  • Déterminer les caractéristiques que l'on veut mettre en avant (voir le chapitre "Quel est votre message ?")

  • Produire les informations correspondantes (voir la plupart des autres chapitres !)

  • Produire le modèle lui-même en veillant à la cohérence, du moindre détail jusqu'au niveau global (voir le chapitre "Les trois niveaux de lecture")

ComplémentPour aller plus loin : raison graphique et grammatisation

Jack Goody, anthropologue britannique, est l'auteur de l'ouvrage La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (Éditions de Minuit, 1979), dans lequel il montre comment le passage de l'oral à l'écrit offre des fonctionnements qui sont absents de l'oral. Le meilleur exemple, et qui se rapproche de notre propos ici, est le tableau (et avec lui les actions de classification) : un tableau est un pur artefact de l'écriture, il n'existe pas de tableau oral.

Sylvain Auroux a publié La révolution technologique de la grammatisation. Introduction à l'histoire des sciences du langage (Éditions Mardaga, 1994), dans lequel il montre comment l'écriture a permis la mise en grammaire des langues vernaculaires, c'est-à-dire la formalisation du langage au sein de catégories figées.

Les logiciels de dessin et de schématisation constituent une telle grammatisation : banque de formes pré-établies, types de relations, etc.